Jean-Claude RIGA / NORD FILMS / Yves COLLIN
Interviews et textes
Retour sur Canal Emploi (1977-1989) Gsara
Part. 2
Retour sur Canal Emploi (1977-1989) Gsara
Part. 4
La disparition de l’usine (2014)
Cela fait quelques mois que j’empreinte chaque matin la voie rapide qui plonge depuis le plateau du Condroz vers Seraing , elle traverse la vallée et coupe l’usine sidérurgique en deux paysages distincts : à droite la partie morte de l’usine, réduite à une structure métallique déserte ; comme une maquette, un projet de construction d’usine, avec ses hangars de tôle, ses ponts roulants, sa haute cheminée pas encore fumante, son haut fourneau et contre le fleuve, des grues en attente du premier chaland à venir à quai. Cet avenir écrit dans le paysage, c’est l’usine morte, dont cette partie plus jamais ne sera affectée au travail.
Mon regard se tourne vers la gauche de la route, pas de confusion possible entre le paysage mort à droite et celui-ci toujours en vie avec ses halos de fumée qui comme des brumes flottent aux abords de la Meuse : le four à coke, le dernier vaisseau des sidérurgistes, respire encore.
Ils sont donc toujours là, me dis-je, ils croient encore à leur chance. Les milliers de voitures qui descendent du Condroz chaque matin comme la mienne, voient leurs signaux de fumées, leurs derniers feux. Derniers feux ?
La cheminée du four à coke de Seraing envoie verticalement des vagues de fumée en plein ciel, tel une fabrique de nuages alors que la radio de la voiture annonce depuis des semaines l’arrêt de la production et la fermeture de l’usine …
A travers le pare-brise de la voiture, face à la beauté tragique du paysage, je me dis « ce n’est pas possible ! Je dois faire quelque chose, me dégager de cette torpeur d’automobiliste, répondre quelque chose à ces signaux ! »
Passé la Meuse où git un chaland coulé dont les superstructures émergent obliquement à fleur d’eau, je longe le stade du Standard qui lui ressemble à un paquebot rouge, coiffé d’une cheminée qui juste en arrière-plan crée l’illusion. Ensuite le paysage s’efface et avec lui ses questions.
Le soir je repasse le pont sur la Meuse et remonte la même route, elle surplombe, du côté droit, les quartiers ouvriers, la carapace de tuiles oranges de ses petits toits. Je décide ce soir-là après avoir tant d’autres soir hésiter de quitter la grand route et de rejoindre mon ancien quartier ouvrier. Je prends la déserte locale et soudain j’y suis : je traverse des rues parallèles et remonte les perpendiculaires de ce quartier en pente vers l’usine ; une pente faisant du trajet quotidien de chaque ouvrier vers l’usine, une évidence sur des générations successives.
Le quartier est un morceau de l’usine, les jardins et les cours sur l’arrière des maisons s’arrêtent au bout de quelques mètres au pied du haut mur de l’usine. Enfant, je voyais de la fenêtre de ma chambre des trains qui transportaient des poches d’acier incandescentes, j’entendais les roues des wagons crisser, à longueur de nuit sur le rail. Plus loin l’usine cognait, soufflait, ronflait. La décompression des hauts fourneaux provoquait nuit et jour des explosions en série.
Lorsque le dépoussiéreur du haut fourneau tombait en panne, tout le quartier était jadis pétrifié en quelques heures sous une épaisse couche de cendre grise mais très légère.
Tout le temps que j’ai vécu ici, je n’ai cessé de haïr le bruit de l’usine ; il était le signe du pouvoir absolu qu’elle exerçait sur nous. Je détestais aussi le mur de l’usine à cause de l’enclos dans lequel il nous tenait. Les trottoirs longeaient nos maisons puis le mur de l’usine et puis d’autres maisons ouvrières et ainsi de suite vers l’infini des usines et l’avenir des fils d’ouvriers quand ils deviendraient grands.
Le bruit de l’usine était mon invincible ennemi, celui que je ne laisserai qu’en laissant le quartier, alors que ce bruit tiendrait encore et à jamais la place.
Je gare la voiture le long du trottoir de la rue. Je coupe le moteur et je sors. Un enfant seul joue sur le trottoir ; comme honteux d’être là, il rentre vite dans sa maison, une des seules encore habitées. La porte claque !...la porte claque et soudain j’entends… j’entends le silence.
Le bruit de l’usine c’était peut-être ce qui nous unissait ?
(février 2014)
Jean Claude Riga